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Ouri-Téchoup passa par la porte des lions et galopa jusqu’au palais, forçant son cheval qui s’en vint mourir, le cœur éclaté, au sommet de cette acropole d’où l’empereur du Hatti aimait à contempler son empire.
Le chef de la garde privée accourut.
— Que se passe-t-il, Majesté ?
— Où se trouve l’Égyptien ?
— Dans ses appartements.
Cette fois, Acha ne s’abandonnait pas aux plaisirs de l’amour avec une belle Hittite blonde, mais il se drapait dans un épais manteau, la dague au côté.
Ouri-Téchoup laissa éclater sa colère.
— Un guet-apens… C’était un guet-apens ! Des soldats de ma propre armée se sont révoltés contre moi !
— Il faut fuir, estima Acha.
Les paroles de l’Égyptien stupéfièrent le Hittite.
— Fuir… Comment, fuir ? Mon armée va raser ce sanctuaire maudit et massacrer tous les rebelles !
— Vous n’avez plus d’armée.
— Plus d’armée, répéta Ouri-Téchoup, interloqué. Qu’est-ce que ça signifie ?
— Vos généraux respectent les oracles et les révélations des dieux à Poutouhépa ; c’est pourquoi ils font allégeance à Hattousil. Il vous reste votre garde privée et un ou deux régiments qui ne résisteront pas longtemps. Dans les heures qui viennent, vous serez prisonnier dans votre propre palais, jusqu’à l’arrivée triomphale d’Hattousil.
— Ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible…
— Acceptez la réalité, Ouri-Téchoup. Peu à peu, Hattousil s’est emparé de tous les leviers de l’empire.
— Je me battrai jusqu’au bout !
— Attitude suicidaire. Il existe une meilleure solution.
— Parlez !
— Vous connaissez parfaitement l’armée hittite, ses forces réelles, son armement, son mode de fonctionnement, ses faiblesses…
— Certes, mais…
— Si vous partez immédiatement, j’ai la possibilité de vous faire sortir du Hatti.
— Pour aller où ?
— En Egypte.
Ouri-Téchoup fut comme foudroyé.
— Vous divaguez, Acha !
— Dans quel autre pays serez-vous en sécurité, à l’abri d’Hattousil ? Bien entendu, ce droit d’asile doit être négocié ; c’est pourquoi, en échange de la vie sauve, vous devez tout dire à Ramsès sur l’armée hittite.
— Vous me demandez de trahir.
— A vous de juger.
Ouri-Téchoup eut envie de tuer Acha. N’était-ce pas cet Égyptien qui l’avait manipulé ? Mais il lui offrait l’unique possibilité de survivre, certes dans le déshonneur, mais de survivre… Et, qui plus est, de nuire à Hattousil en révélant des secrets militaires.
— J’accepte.
— C’est la voie de la raison.
— M’accompagnerez-vous, Acha ?
— Non, je reste ici.
— Plutôt risqué.
— Ma mission n’est pas terminée ; avez-vous oublié que je suis à la recherche de la paix ?
Dès que la nouvelle de la fuite d’Ouri-Téchoup fut rendue publique, les derniers soldats qui lui restaient fidèles se rallièrent à la cause d’Hattousil, proclamé empereur. Le premier devoir du nouveau souverain consista à rendre hommage à son frère Mouwattali dont le corps fut brûlé sur un gigantesque bûcher, au cours d’une grandiose cérémonie, suivie d’une semaine de fête.
Lors du banquet qui clôtura les cérémonies du couronnement, Acha occupa une place d’honneur, à la gauche de l’empereur Hattousil.
— Permettez-moi, Majesté, de vous souhaiter un règne long et paisible.
— Aucune trace d’Ouri-Téchoup… Vous qui avez le génie du renseignement, Acha, n’auriez-vous pas une information quelconque à son sujet ?
— Aucune, Majesté ; sans doute n’entendrez-vous plus parler de lui.
— J’en serais surpris. Ouri-Téchoup est un homme hargneux et obstiné, qui n’aura de cesse de se venger.
— Encore faudrait-il qu’il en eût les moyens.
— Un guerrier de sa trempe ne renoncera pas.
— Je ne partage pas vos craintes.
— C’est curieux, Acha… J’ai le sentiment que vous en savez beaucoup sur son compte.
— Ce n’est qu’une impression, Majesté.
— N’auriez-vous pas aidé Ouri-Téchoup à sortir du pays ?
— L’avenir nous réserve certainement des surprises, mais je n’en suis pas responsable ; ma seule mission ne consiste-t-elle pas à vous convaincre d’engager des négociations avec Ramsès en vue de la paix ?
— Vous jouez un jeu très dangereux, Âcha ; supposez que j’aie changé d’avis et que j’envisage de poursuivre la guerre contre l’Egypte.
— Vous êtes trop au fait de la situation internationale pour négliger le danger assyrien et trop préoccupé du bien-être de votre peuple pour le ruiner dans un conflit inutile.
— Votre analyse ne manque pas de pertinence, mais dois-je l’accepter comme la vision politique qui me convient le mieux ? La vérité n’est guère utile, lorsqu’il s’agit de gouverner ; une guerre présente l’avantage d’éteindre les contestations et de redonner un nouvel élan.
— Le nombre de morts vous serait-il indifférent ?
— Comment les éviter ?
— En bâtissant la paix.
— J’admire votre obstination, Acha.
— J’aime la vie, Majesté, et la guerre détruit trop de joies.
— Ce monde doit vous déplaire.
— En Egypte règne une surprenante déesse, Maât, qui impose à tous, même au pharaon, de respecter la Règle de l’univers et de faire vivre la justice sur terre. Ce monde-là ne me déplaît pas.
— La fable est jolie, mais ce n’est qu’une fable.
— Détrompez-vous, Majesté ; si vous décidez d’attaquer l’Egypte, c’est à Maât que vous vous heurterez. Et si vous étiez victorieux, c’est une civilisation inégalable que vous anéantiriez.
— Qu’importe, si le Hatti domine le monde ?
— Impossible, Majesté ; il est déjà trop tard pour empêcher l’Assyrie de devenir une grande puissance. Seule une alliance avec l’Egypte sauvegardera votre territoire.
— Si je ne m’abuse, Acha, vous n’êtes pas mon conseiller mais l’ambassadeur d’Egypte… Et vous ne cessez de prêcher pour votre chapelle !
— Ce n’est qu’une apparence, Majesté ; même si le Hatti n’a pas le charme de mon pays, je l’ai pris en affection et ne souhaite pas le voir sombrer dans le chaos.
— Seriez-vous sincère ?
— J’admets que la sincérité d’un diplomate est toujours sujette à caution… Pourtant, je vous prie de me croire. Le but de Ramsès est bien la paix.
— Vous engagez-vous au nom de votre roi ?
— Sans hésiter. Par ma voix, vous entendez la sienne.
— Faut-il qu’une profonde amitié vous unisse…
— C’est le cas, Majesté.
— Ramsès a de la chance, beaucoup de chance.
— C’est ce que prétendent tous ses adversaires.
Chaque jour, depuis cinq ans, Khâ se rendait au temple d’Amon et passait au moins une heure dans le laboratoire dont il connaissait par cœur tous les textes. Au fil des années, il était entré en contact avec les spécialistes de l’astronomie, de la géométrie, de la symbolique et des autres sciences sacrées ; grâce à eux, il avait découvert les paysages de la pensée et progressé sur les chemins de la connaissance.
Malgré son jeune âge, Khâ allait être initié aux premiers mystères du temple. Quand la cour de Pi-Ramsès avait appris la nouvelle, elle s’était émerveillée ; sans nul doute, le fils aîné du roi était promis aux plus hautes fonctions religieuses.
Khâ ôta l’amulette qu’il portait autour du cou et la bandelette enroulée autour de son poignet gauche. Nu, les yeux fermés, il fut conduit dans une crypte du temple pour y méditer devant les secrets de la création, révélés sur les murs. Quatre grenouilles mâles et quatre serpents femelles formaient les couples primordiaux qui avaient façonné le monde, des lignes ondulées évoquaient l’eau primordiale dans laquelle le Principe s’était éveillé pour créer l’univers, une vache céleste donnait naissance aux étoiles.
Puis le jeune homme fut conduit sur le seuil de la salle à colonnes où deux prêtres, portant les masques de Thot l’ibis et d’Horus le faucon, versèrent de l’eau fraîche sur sa tête et sur ses épaules. Les deux dieux le vêtirent d’un pagne blanc et le convièrent à vénérer les divinités présentes sur les colonnes.
Dix prêtres, le crâne rasé, entourèrent Khâ. Le jeune homme dut répondre à mille questions sur la nature cachée du dieu Amon, sur les éléments de la création contenus dans l’œuf du monde, sur la signification des principaux hiéroglyphes, sur le contenu des formules d’offrande et sur maints sujets que seul un scribe aguerri pouvait traiter sans erreur.
Les interrogateurs ne firent ni remarques ni commentaires. Khâ attendit longtemps leur verdict, dans une chapelle silencieuse.
Au milieu de la nuit, un prêtre âgé le prit par la main et le conduisit sur le toit du temple ; il le fit s’asseoir et contempler le ciel étoilé, le corps de la déesse Nout, seule capable de transformer la mort en vie.
Élevé au rang de porteur de la Règle, Khâ ne songea qu’aux jours radieux qu’il allait passer dans le temple, afin d’y découvrir l’ensemble des rituels. Tout à son émotion, il oublia de reprendre la bandelette et l’amulette protectrices qu’il avait ôtées.